Je viens d’expliquer pourquoi l’invitation à étudier et à enseigner la lettre aux Éphésiens est arrivée à point nommé dans ma vie. Mais qu’en est-il des premiers lecteurs? Qu’est-ce que Paul souhaitait voir Dieu accomplir en eux lors de la lecture publique de cette missive? Avant de répondre à cette question, quelques mots sur leur identité.

Qui sont les premiers lecteurs?

Le premier verset de l’épître aux Éphésiens est sans doute le plus controversé de toute la lettre. D’une part, bien que le tout premier mot, « Paul », appartienne sans contredit au texte original, de nombreux spécialistes d’orientation libérale pensent que l’apôtre Paul n’est pas le véritable auteur de cette missive. D’autre part, on ne trouve pas les mots « à Éphèse » dans tous les meilleurs manuscrits. Ainsi, l’identité même de l’auteur et celle des premiers lecteurs sont débattues – ce qui n’est pas rien!

Je reviendrai brièvement sur ces débats à la fin du chapitre 1, dans les « Notes supplémentaires pour les enseignants ». À ce stade, je tiens simplement à affirmer que ce commentaire présuppose que Paul est l’auteur de notre épître. L’autre question est plus délicate et divise les commentateurs protestants évangéliques. Il est possible que Paul ait délibérément laissé un blanc à l’endroit où nous trouvons « [à Éphèse] ». Les copistes l’auraient comblé par la suite, en apposant divers noms de villes ciblées par la lettre (dont Éphèse). Nous aurions affaire à une « circulaire », c’est-à-dire à une missive ayant vocation à circuler dans les différentes Églises de la partie sud-ouest de l’Asie Mineure.

Cela étant, plusieurs exégètes inclinent à croire que les mots « à Éphèse » sont bel et bien de la plume de Paul. Notre lettre serait alors véritablement destinée aux Éphésiens, c’est-à-dire aux chrétiens qui habitaient Éphèse. À mon sens, de nombreux éléments des recherches récentes pointent dans cette direction. Dans ce commentaire, je m’appuierai donc sur ce que nous savons de l’Église d’Éphèse (par le livre des Actes des Apôtres) pour reconstruire la situation des premiers lecteurs. Dans la mesure où même l’hypothèse d’une circulaire met souvent l’Église d’Éphèse en tête de liste des communautés visées, un portrait des Éphésiens ne peut qu’enrichir notre méditation des chapitres suivants.

Portrait des Éphésiens

Voici ce qui, environ dix ans avant que Paul ne rédige sa lettre, se déroule dans la synagogue d’Éphèse (autour de l’an 52):

8 Paul se rendit ensuite à la synagogue où, pendant trois mois, il prit la parole avec une grande assurance; il y parlait du royaume de Dieu et s’efforçait de convaincre ses auditeurs. 9a Mais un certain nombre de Juifs s’endurcissaient et refusaient de se laisser convaincre: en pleine assemblée, ils tinrent des propos méprisants au sujet de la Voie du Seigneur.
Actes 19.8-9a

Comme à son habitude, Paul met en priorité, à son arrivée dans une nouvelle ville, l’annonce du message du royaume parmi les Juifs et leurs sympathisants. À Éphèse toutefois, il doit surtout faire face aux attaques ouvertes des auditeurs réfractaires. En réponse à la fin de non-recevoir qu’on lui oppose, Paul s’oriente sans hésiter vers la porte que Dieu lui ouvre toute grande:

9b Alors Paul se sépara d’eux et prit à part les disciples qu’il continua d’enseigner tous les jours dans l’école d’un nommé Tyrannus. 10 Cela dura deux ans, si bien que tous les habitants de la province d’Asie, tant Juifs que Grecs, entendirent la Parole du Seigneur.
Actes 19.9b-10

Ainsi, la Parole du Seigneur se répand considérablement, parmi les Juifs et les non-Juifs, et bien au-delà d’Éphèse, la principale ville de la province romaine d’Asie.
Luc, l’auteur des Actes, insiste fortement sur la confrontation des forces spirituelles engendrée par le ministère de Paul à Éphèse. D’un côté, Paul, dont l’activité miraculeuse rappelle celle du Seigneur Jésus lui-même:

11 Dieu faisait des miracles extraordinaires par les mains de Paul. 12 On allait jusqu’à prendre des mouchoirs ou du linge qu’il avait touchés pour les appliquer aux malades. Ceux-ci guérissaient et les mauvais esprits s’enfuyaient.
Actes 19.11-12

De l’autre côté, des exorcistes juifs, qui ne font pas le poids:

13 Quelques Juifs, qui allaient de lieu en lieu pour chasser les démons, voulurent alors invoquer, eux aussi, le nom du Seigneur Jésus sur ceux qui étaient sous l’emprise d’esprits mauvais.
– Par le nom de ce Jésus que Paul annonce, disaient-ils, je vous ordonne de sortir.
14 Ceux qui agissaient ainsi étaient les sept fils d’un certain Scéva, un chef des prêtres juifs.
15 Mais l’esprit mauvais leur répondit: Jésus? Je le connais. Paul, je sais qui c’est. Mais vous, qui êtes-vous?
16 Là-dessus, l’homme qui avait en lui le mauvais esprit se jeta sur eux, les maîtrisa et les malmena avec une telle violence qu’ils s’enfuirent de la maison, les vêtements en lambeaux, et couverts de blessures.
Actes 19.13-16

Plus largement, c’est un segment significatif de la population qui se trouve lourdement engagé dans la magie et la sorcellerie:

17 Cet incident fut connu de tous les habitants d’Ephèse. Juifs et Grecs furent tous saisis de crainte, et le nom du Seigneur Jésus fut l’objet d’un grand respect. 18 Beaucoup de ceux qui étaient devenus croyants venaient avouer et déclarer publiquement les pratiques auxquelles ils s’étaient livrés. 19 Et beaucoup de ceux qui avaient exercé la magie apportèrent leurs livres de sorcellerie, les mirent en pas et les firent brûler aux yeux de tous. Leur valeur fut estimée à cinquante mille pièces d’argent. 20 C’est ainsi que la Parole du Seigneur se répandait de plus en plus, grâce à la puissance du Seigneur.
Actes 19.17-20

Les succès de Paul à Éphèse et dans la province d’Asie sont tels que, quelque temps après, le culte d’Artémis est menacé (Actes 19.23-40). En effet, Paul persuade les gens « que les divinités fabriquées par des hommes ne sont pas de vrais dieux » (Actes 19.26). Or le temple d’Artémis, qui figure parmi les Sept Merveilles du monde antique, fait la fierté et la renommée d’Éphèse. Il contribue fortement à sa prospérité. Du coup, le bijoutier Démétrius redoute que les petits temples d’Artémis qu’il fabrique ne se vendent plus! Il convoque les artisans de sa corporation pour les rendre sensibles à ce problème croissant. Une émeute éclate. Finalement, le secrétaire de la ville juge que Paul et son équipe « n’ont commis aucun sacrilège dans le temple [et] n’ont dit aucun mal de notre déesse » (Actes 19.37).

L’épître aux Éphésiens s’aligne parfaitement sur le portait des chrétiens d’Éphèse qui émerge de ces quelques textes des Actes:

– Avant leur conversion, les Éphésiens versaient dans la magie et la sorcellerie.

– Les chrétiens d’Éphèse sont en majorité d’origine non juive. Sous l’influence de Paul, les premiers convertis de cette Église ont compris que « les divinités fabriquées par des hommes ne sont pas de vrais dieux » (Actes 19.26), ce que les Juifs d’Éphèse savaient déjà. En outre, Luc ne rapporte pas explicitement de conversions parmi les Juifs d’Éphèse, malgré leur exposition soutenue à l’Évangile (Actes 19.8-9, 10).

Dans quelles circonstances Paul écrit-il cette épître?

Après y avoir établi une communauté chrétienne, Paul quitte Éphèse pour la Macédoine autour de l’an 54 (Actes 20.1). Environ sept ou huit ans plus tard (vers l’an 62), il rédige Éphésiens alors qu’il se trouve dans une sorte de résidence surveillée à Rome. Bien qu’enchaîné à un soldat romain (Actes 28.16, 20), Paul jouit d’une certaine liberté sur le plan relationnel. Luc décrit ainsi la situation de l’apôtre:

30 Paul resta deux années entières dans le logement qu’il avait loué. Il y recevait tous ceux qui venaient le voir. 31 Il proclamait le royaume de Dieu et enseignait, avec une pleine assurance et sans aucun empêchement, ce qui concerne le Seigneur Jésus-Christ.
Actes 28.30-31

Dans plusieurs textes d’Éphésiens, Paul se dit prisonnier (3.1, 13; 4.1; 6.20). En Éphésiens 6.20, le mot « chaîne » est au singulier dans le texte original, comme en Actes 28.20. Ce détail indique qu’un seul soldat garde l’apôtre (Actes 28.16) au lieu des deux habituels, car ce dernier ne représente aucun danger.

Vers la fin des deux années (de 60 à 62) de sa résidence surveillée à Rome, Paul a bon espoir d’être libéré (Philémon 22) après sa comparution devant César. Il a peut-être ce rendez-vous juridique à l’esprit lorsqu’il demande aux Éphésiens de prier qu’il puisse annoncer l’Évangile avec assurance (Éphésiens 6.19-20). Il se trouve dans la position étrange d’un « ambassadeur enchaîné » par les représentants d’un puissant empereur à qui il est censé transmettre un message de la part d’un autre roi, Dieu lui-même.

C’est à ce moment qu’il écrit à Philémon et aux Colossiens. Nous savons que ces deux épîtres furent rédigées pendant la même période: il est question d’Onésime en Philémon 10-12 et Colossiens 4.9, et d’Archippe en Philémon 2 et Colossiens 4.17. Paul écrit ensuite aux Éphésiens. Colossiens et Éphésiens ont d’ailleurs de nombreux traits communs. Aristarque fait alors partie des compagnons de l’apôtre qui lui rendent visite régulièrement dans la maison qu’il a louée (Actes 27.2; Colossiens 4.10; Philémon 24). Tychique, pour sa part, est le porteur de Colossiens et d’Éphésiens (Colossiens 4.7-8; Éphésiens 6.21-22). Il est originaire de la province romaine d’Asie (Actes 20.4), où se trouve Éphèse (voir aussi 2 Timothée 4.12).

D’après certains exégètes, il est peu probable que Paul s’adresse, dans notre épître, à des chrétiens de la ville d’Éphèse. En effet, l’auteur semble ne pas connaître ses lecteurs personnellement (Éphésiens 1.15; 3.2; 4.21-22). Toutefois, une telle déduction ne transparaît pas aussi clairement de chacun des trois passages régulièrement évoqués à cet effet. Surtout, le résumé du contexte historique que je viens d’esquisser suggère que sept ou huit ans se sont écoulés entre la fin du ministère de Paul à Éphèse et la rédaction de l’épître. Ce laps de temps est largement suffisant pour que s’ajoutent aux chrétiens de la ville de nombreux convertis n’ayant jamais rencontré l’apôtre.

Enfin, ce dernier ayant passé une bonne partie des cinq années précédentes en prison, sous surveillance militaire ou en résidence surveillée (à Césarée, en route vers Rome puis à Rome), il n’a pas été en mesure soit de rendre visite aux Éphésiens, soit de leur faire parvenir quelque message. Les souvenirs du ministère de l’apôtre, au sein des Églises de maison d’Éphèse, sont donc de plus en plus lointains.

Extrait du livre Parle-moi maintenant par Ephésiens, de Dominique Angers, paru en juillet 2021