La première leçon que l’Église persécutée m’a enseignée

Transylvanie, 1983.

La petite Dacia, la version roumaine de la vieille Renault 12, démarre d’un coup. Elle tangue et rebondit sur sa suspension extra-souple, si bien adaptée aux chaussées de derrière le rideau de fer. Nous sommes accroupis, serrés sur le plancher à l’arrière du siège du conducteur, pliés en deux […] pour que nos têtes ne dépassent pas des vitres de la voiture.

C’est mon premier voyage en Europe de l’Est, six mois après mes débuts à Portes Ouvertes. Depuis une semaine, un collègue norvégien et moi-même sillonnons les routes de ce pays communiste, pour rendre visite aux chrétiens et organiser des livraisons de Bibles.
[…]

C’est notre dernier rendez-vous avant

de rentrer à la maison. C’est sans doute le plus risqué, car aujourd’hui, nous devons rencontrer l’une des grandes figures spirituelles de Roumanie, Trajan Dors. Cet homme est un chrétien orthodoxe et un poète. Il est l’un des dirigeants d’un mouvement de réveil, appartenant à l’Église orthodoxe: l’Armée du Seigneur. Ce groupe rassemble plus de cinq cent mille croyants, dispersés à travers tout le pays. Les partenaires habituels de Portes Ouvertes sont les Églises évangéliques et protestantes, implantées surtout en Transylvanie et constituées, pour la plupart, de Roumains d’origine allemande ou issus de l’ethnie hongroise. Mais ce que Dieu est en train de faire au sein des Églises traditionnelles nous intéresse également beaucoup.

Trajan Dors réside dans un petit village, non loin de Beius, en direction des collines. Assigné à résidence, il n’a plus le droit de quitter sa maison ni de recevoir des visiteurs. Surtout, il lui est interdit de rencontrer des Occidentaux. Voilà pourquoi nous devons nous cacher pour nous rendre chez lui, dissimulés dans la voiture, un peu comme ces fameuses Bibles que Portes Ouvertes cherche à passer en contrebande.
[…]

Nous avons à peine roulé dix ou quinze minutes dans cette position extrêmement inconfortable quand nous entendons notre chauffeur et son compagnon éclater de rire. La voiture vire subitement, tangue dangereusement et quitte la route principale pour entrer dans une rue secondaire: «Ne vous en faites pas, crie le chauffeur, c’est la Securitate, la police secrète, qui nous a vus. Si nous poursuivons dans cette direction, elle saura où nous allons. Mais je connais un autre chemin, ce sera plus discret.» Nous ne sommes guère rassurés.

Le village ressemble plus à un hameau, entouré de bois et de champs. Quelques bâtiments agricoles, des vaches et des poules. Une fois la voiture garée dans la cour de la ferme, nous pouvons sortir et pénétrer rapidement dans la maison sans être vus. Une vieille dame, coiffée d’un foulard, nous accueille et nous conduit vers la chambre à coucher.

La pièce se situe au rez-de-chaussée. Les murs sont recouverts d’épaisses tapisseries. Au-dessus de la tête du lit, une photo encadrée d’Iosif Trifa est accrochée au mur: il est le fondateur de l’Armée du Seigneur, celui que l’on a appelé «le Charles Wesley de l’Église orthodoxe roumaine». L’homme que nous sommes venus voir est assis au bord du lit, en pyjama.

Ce septuagénaire a déjà passé dix-sept ans de sa vie en prison pour sa foi. Sa dernière détention date d’un an à peine. Elle a duré cinq mois: «J’étais enfermé dans une cellule sans lumière et sans air frais. La seule ventilation passait par le trou de la serrure. Mon menu quotidien se composait de cent grammes de pain et d’un peu d’eau. Mes codétenus étaient tous des criminels endurcis. J’étais tellement malade qu’il me semblait n’avoir plus que quelques jours à vivre. C’est pour cela qu’ils m’ont libéré. Je peux vivre chez moi, assigné à domicile. Je n’ai pas le droit de quitter ma maison.»

L’œil taquin, il ajoute: «Mais comme je suis malade, je dois suivre un traitement médical. Bien entendu, je choisis toujours un médecin à l’autre bout du pays. Cela me permet de m’arrêter sur la route, pour visiter des groupes de croyants, leur apporter un enseignement et les encourager.»

Je ne peux pas m’empêcher de m’exclamer:

— Mais, Monsieur Dors, vous avez déjà passé des années en prison. La dernière fois, la pire, vous auriez pu mourir! N’est-ce pas le moment pour vous d’arrêter, pour laisser la place à quelqu’un d’autre?

Le vieillard assis sur son lit me regarde:

— Jeune homme, quand nous faisons du pain, que faisons- nous? Nous mettons du levain dans la pâte. Et il faut que le levain meure, pour que la pâte vive. Il ajoute: Sachez que nous, nous sommes le levain de Dieu pour son Église. Nous aussi, nous devons mourir pour que l’Église vive, pour que la vie de Dieu anime son peuple.

C’était ma première rencontre avec les chrétiens persécutés. Bien entendu, je n’étais pas totalement ignorant à leur sujet. Mon travail pour Portes Ouvertes consistait essentiellement à transmettre les nouvelles les plus récentes des chrétiens de derrière le rideau de fer, lors de mes présentations dans les Églises en France.

Heureusement, la majeure partie du temps était consacrée à la projection d’un film de quarante minutes. Avant de clore ces soirées, je passais le peu de temps qui restait à étaler mon peu de connaissances, tout en insistant sur le besoin de Bibles et sur le nombre de chrétiens en prison. Et je priais que personne ne pose de questions trop compliquées!

Ce déplacement en Roumanie m’avait amené, pour la première fois, face à l’Église persécutée, et c’était surtout la première fois que j’entendais quelqu’un parler de cette manière.
[…]

Cet article est un extrait du premier chapitre du nouveau livre de Michel Varton Comme le Père m’a envoyé: 12 leçons que l’Église persécutée m’a enseignées.

Directeur de Portes Ouvertes France durant 36 ans, Michal Varton nous raconte quelqu’unes de ses rencontres passionnantes avec des chrétiens persécutés pour ensuite souligner chaque fois une grande leçon pour nous en occident.