Vers la fin de mes études en classe prépa «Math Spé», avant de rentrer en cycle ingénieur, mon professeur de mathématiques a réservé quelques minutes surprenantes à la fin d’un de nos derniers cours avec lui, pour émettre un avertissement solennel inattendu. Il nous a dit à peu près cela :

— Mesdemoiselles et Messieurs, vous voici devenus des experts en mathématiques, sciences physiques, et sciences de l’ingénieur. Vous avez passé ces dernières années d’études acharnées à maîtriser les espaces vectoriels, les fonctions à variables multiples, les équations différentielles, les lois de Newton, la mécanique des solides et des fluides, la thermodynamique, l’électromagnétisme, et toutes sortes d’autres sujets complexes qui font de vous des gens très pointus dans des domaines scientifiques impressionnants. Il serait bien naturel pour vous de penser que vous êtes devenus plus intelligents, et savants dans des domaines plus importants que vos amis qui font de la littérature, de la sociologie, ou de l’histoire, non ?

Ben oui, ai-je pensé tout naturellement.

— Eh bien, vous auriez complètement tort !

Quel rappel à l’ordre inattendu! Il avait parfaitement anticipé mon arrogance scientifique et dévoua les quelques minutes qui suivirent à la critiquer passionnément.

— Ces domaines d’exploration intellectuelle sont tout aussi importants et nécessaires à la société! Ne tombez pas dans ce panneau, je vous en prie: vos connaissances scientifiques sont excellentes, mais en aucun cas elles ne sont plus importantes ou plus impressionnantes que celles des professionnels dans d’autres disciplines. Il n’y a pas que la science dans la vie !

Cet avertissement, offert par le champion même de la discipline maîtresse, mon brillant professeur de maths, me fit une forte impression, avec pour preuve le fait que je m’en souviens encore si clairement, plus de dix-huit ans après. Sur le moment, j’ai fini par concéder qu’il avait raison. Mais l’idée qu’il dénonçait était tellement ancrée en moi que malgré tout, quelques années plus tard, au milieu de mes réflexions sur l’existence de Dieu, il me fallut encore répondre à cette question cruciale : ne faut-il pas croire uniquement ce que la science nous dit ? Cette thèse, parfois appelée le « scientisme », affirme que la science est notre seule source de connaissance fiable. Elle était surtout populaire au XIXème siècle, mais on la trouve encore aujourd’hui, souvent supposée chez les scientifiques athées. Le philosophe Jacques Bouveresse (pourtant lui-même athée) la dénonce chez Sigmund Freud et Bertrand Russell :

La dernière phrase de L’avenir d’une illusion [de Freud] énonce que la science n’est pas (comme la religion) une illusion, « mais ce serait une illusion de croire que nous pourrions recevoir d’un autre endroit quelconque ce qu’elle ne peut pas nous donner.

Nous sommes évidemment beaucoup plus disposés aujourd’hui à admettre qu’il y a, même en matière de connaissance proprement dite, d’autres endroits dont nous pouvons espérer recevoir des choses que la science ne peut pas nous donner. En d’autres termes, on ne trouve sûrement plus beaucoup de gens qui seraient prêts à donner raison à Russell quand il soutient que « toute connaissance accessible doit être atteinte par des voies scientifiques ; ce que la science ne peut découvrir, l’humanité ne saurait le connaître ».

J’aimerais partager l’optimisme de Bouveresse quand il dit qu’on ne trouve «sûrement plus beaucoup de gens» qui l’affirment. Le scientisme est effectivement presque éteint dans les milieux académiques, mais j’ai bien peur qu’il ne soit encore tristement répandu dans les milieux populaires. Les partisans du scientisme sont aujourd’hui souvent des athées (parfois scientifiques), qui raisonnent ainsi: «La science est notre seule source raisonnable de savoir, et l’existence de Dieu n’est pas une thèse scientifique, donc il n’est pas raisonnable d’affirmer que Dieu existe ».

En réponse à cet argument, le croyant est alors libre, s’il s’en croit capable, de montrer qu’au contraire la science soutient l’hypothèse que Dieu existe. Mais plus fondamentalement (et plus aisément), il lui suffit de réfuter la présupposition de scientisme qui, très simplement, ne tient pas debout. La science n’est pas du tout notre seule source de savoir raisonnable, et une multitude de contre-exemples peut être offerte à cet effet.

  • Les lois de la logique ne sont pas établies par la science, au contraire, elle les présuppose. Et pourtant nous les savons bien vraies et fondamentales à toute discipline intellectuelle, y compris à la science elle-même.

  • Les vérités de métaphysique, telles que « le monde extérieur est réel et je ne suis pas un cerveau dans un bocal stimulé par un savant fou pour me faire croire qu’un monde extérieur existe », ou encore « le passé est réel, et le monde n’a pas été créé il y a cinq minutes avec une apparence d’âge » sont des choses que nous savons mais pas du tout par la méthode scientifique.

  • L’éthique est encore un domaine de savoir raisonnable mais non-scientifique: la science peut nous dire que verser du poison dans le verre d’un homo sapiens le tuera, mais la science ne nous permet pas de découvrir dans un tube à essai le fait que le meurtre est un mal.

  • L’esthétique (la philosophie de l’art) également : je sais qu’un coucher de soleil ou un tableau de Monet sont magnifiques, et ce n’est pas la science qui me l’a dit; la science me dit seulement pourquoi le soleil prend les couleurs en question et comment la peinture colle à la toile, mais elle ne me dit pas que ces agencements sont beaux ou même ce qu’est le beau.

Je pourrais ajouter d’autres contre-exemples plus ou moins convaincants, et je note bien que si même un seul de tous ces contre-exemples est vrai, le scientisme est démenti. Mais c’est même pire que cela: on peut maintenant offrir le coup de grâce en remarquant tout simplement que le scientisme se réfute lui-même. En effet, la thèse que « la science est notre seule source de savoir raisonnable» n’est pas elle-même une thèse que la science nous fournit! Donc si le scientisme est vrai, par sa propre affirmation, il n’est pas raisonnable de l’affirmer! Ce défaut est fatal, et explique naturellement le déclin de popularité du scientisme aujourd’hui.

Il me fallut donc accepter que l’on puisse savoir des choses, même si elles ne sont pas «scientifiques».




Cet article est un extrait de La foi a ses raisons de Guillaume Bignon.

Guillaume est raisonnablement athée. Profondément athée. Son travail de consultant en informatique financière le comble. Sa pratique du volley-ball en national et le succès croissant de son groupe de musique l’aident considérablement dans ses conquêtes féminines. Mais sa rencontre en auto-stop avec un ex-mannequin aura un impact inattendu sur ses croyances.

Au fil de son témoignage, atypique et émouvant, Guillaume aborde les grandes questions philosophiques qui l’ont amené à croire en Dieu. Il n’esquive aucun sujet : la moralité, la relation entre foi et science, le surnaturel, le problème du mal, la fiabilité de la Bible.

Avec une rigueur intellectuelle exceptionnelle, une authenticité remarquable et un humour pétillant, il emmène le lecteur dans ses propres questionnements et ses surprenantes découvertes.

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